Étiquette : Soline de Laveleye
Le galet
Ces poèmes sont extraits d’un recueil inédit intitulé Le galet, primé avec deux autres (Brindilles et …gioa morte rossa…) par le prix Hubert Krains, ce 20 septembre 2017.
Ces deux poèmes, parmi d’autres, avaient fait l’objet d’une publication dans le Journal des Poètes à l’automne 2016.
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Contre l’absence
La rose de personne
éclot contre l’absence
tout contre
les paumes
où s’étire le sang
dans les lignes,
personne et j’y pose le front
– vitre tiède
embuée
un oiseau déplié
scarifie le départ –
pendant que je déroule
en appelant
inhabile
les noms qui vont
les noms qui manquent.
*
Vers l’avant
Si tu me disais va,
que tu le murmurais
aux seuils des maisons
dans l’avent de l’été
lorsque les lumières longues prolongent le temps
de vivre
j’entendrais j’enlacerais
les ombres devant moi
sachant
que tu devines la pesée
de l’amour
de la vie ;
si tu me disais va
un beau soir à rebours
de toutes les promesses
nous serions
déliés
à la fourche des chemins
au revers des adieux
des rubans de prière où vient jouer le vent.
La Grimeuse – extrait
« Sa cuisse a le galbe d’une poire, le velouté d’un abricot. À mesure qu’elle la gaine de cuir, l’air grésille autour de ses mains et mon poil se hérisse. En plissant les paupières, blotti dans la chaleur du poêle, j’observe ses gestes, empreints d’une nonchalance dénuée du souci de manifester quelque chose, si différents de ceux qu’elle déplie pour ses visiteurs.
Devant eux, elle doit remplir son rôle : gardienne interlope de la ville. À chacun, elle réclamera son dû. Elle accorde le passage, mais exige quelque chose en échange. À chacun, il revient de lui abandonner son histoire. Et à chaque fois, elle en attend une trace tangible : un accessoire porté à Ciutabel, un oripeau de cette existence qui appartiendra bientôt au passé. Ensuite, elle octroie un nouveau nom à la personne dépouillée. Une nouvelle histoire peut alors commencer pour son visiteur, ailleurs, hors les murs, loin de l’Œil et de ses innombrables reflets.
Parfois, il arrive que je la surprenne, pensive, occupée à marmonner dans ses dents, et j’entends bien son babil de sorcière : s’ils passaient tous, un à un, de l’autre côté, si… Je peux aisément suivre le fil de ses songes. Quand le dernier sera parti, que la ville se sera dépeuplée, elle restera seule avec des ombres. Elle régnera sur son mausolée, entourée des vestiges de toutes les histoires passées. La Grimeuse pourra dire qu’avant de ressembler à une chambre mortuaire emplie de guenilles, à un décor déserté, la ville a vibré, résonné de cris, de pleurs, de chants, que des hommes et des femmes l’ont habitée. Elle pourra témoigner. Laisser monter sa voix dans le vent balayant les rues vides. Des vies minuscules y ont trouvé leur ancrage, y ont pris leur mesure, le temps d’une drôle de saison, qui semblait devoir s’éterniser. La Grimeuse racontera à ses chats qu’il était une fois une cité et ses habitants, des voleurs, des érudits, des amants, des notables, des artistes, des usuriers, des enfants, des ivrognes, des professeurs, des artisans, des jardiniers, des égarés, tout un peuple tranquille, qui louvoyait entre l’ennui et le plaisir, naviguait tant bien que mal sur le cours des choses et menait tambours battants des fêtes mémorables, de temps en temps, pour exorciser le charme.
La Grimeuse est une passeuse. Dans la ville emmurée, c’est elle qui, clandestinement, délivre les laissez-passer. »
