Le rêve d’un chien fou égaré sous la pluie
Depuis plus de cent septante jours, il n’a pas cessé de pleuvoir sur le pays. Les ventes de parapluies tricolores ont décuplé.
La pluie tombe sans discontinuité, parfois un peu plus drue, parfois plus légère, mais constante. Les murs des bâtiments, rincés, dégoulinent ; les façades s’estompent sous le rideau de l’eau persistante. Les trottoirs sont glissants ; ci et là, au gré du relief du terrain, des flaques plus ou moins profondes se forment. Les passants y perdent qui une chaussure, qui un mouchoir, qui la santé. Le monde entier s’est enrhumé. On éternue dans les trains, on renifle dans les bus, on grince des dents, retranchés derrière les murs suintants des maisons. L’humidité s’infiltre partout. Lui faire barrage relève de stratégies de plus en plus loufoques, que la presse relaie avec le plus grand sérieux.
Et la pluie tombe. La lumière s’est raréfiée, le ciel est bas, les mines sont tristes. On arbore bien le parapluie, les écharpes, les couleurs qu’on imagine encore possibles, mais la grisaille gagne chaque jour du terrain.
Au début, personne ne s’est vraiment inquiété. Bien sûr, certains croassements se font fait entendre, prophètes de mauvais augure, prédisant le pire. Il s’en est trouvé aussi, en abondance, pour se plaindre du climat, de cet éternel ciel bas, incontinent, de ce satané pays où le soleil se laisse toujours désirer. Mais dans l’ensemble, ce n’était que la pluie, une fois de plus. Rien de nouveau.
Pourtant, les semaines passant, toujours houleuses, les langues ont commencé, de plus en plus, à se dérouiller. Les météorologues ont lancé des hypothèses, supputé, analysé, conclu. Tous les records menaçaient d’être battus au pluviomètre national. Dans les régions limitrophes, on a levé un sourcil, ouvert un œil, montré du doigt, enfin, le petit pays en train de boire la tasse. Et sous l’averse continue, des consciences ont décidé de se mouiller. On a élevé la voix. Dansé pour le retour du ciel bleu. Agité des bulletins, érigé des paratonnerres, enclenché des pompes. Sans résultat. La pluie tombe toujours, impassiblement.
Historique. Plus de cent septante jours sous l’eau, titrent les quotidiens, qui arrivent détrempés dans les boîtes aux lettres. L’encre coule et on peine à lire la suite. Mais déjà, on détourne les yeux. Tout a pris la couleur du ciel. Les gens sortent peu. Et ceux qui s’exposent resserrent frileusement les pans de leurs manteaux, se cachent derrière leur parapluie, avancent serrés le long des murs, comme les ombres qu’ils n’y projettent plus, les yeux fixés sur leurs pieds, de peur du faux pas et de la chute.
Les villes perdent leurs contours, les villages se liquéfient, les campagnes se diluent. Plus de sillons ratissant les plaines, plus de points de fuite aux chemins, plus d’horizon aux paysages. Les maisons se désagrègent lentement sous la pluie qui poursuit, implacable, son travail de sape. Les silhouettes s’amenuisent, semblent toujours plus distantes, et l’eau marque de longues rigoles, comme des lignes de démarcation, à la surface du territoire. On dérive. On ne s’entend plus. Les flots charrient des cadavres exquis, des ritournelles bien huilées, des paroles redites en rond, des messes basses. Les langues se durcissent. Ou s’empâtent. La nation sombre lentement dans une large flaque d’incertitude.
La pluie mange doucement le pays. Le promeneur audacieux, en s’aventurant hors de chez lui, découvre un monde un peu étrange, entre songe et déperdition, et se demande s’il n’y a jamais eu là la moindre consistance ; si ces voies, ces constructions, ces entre-deux, ces entrelacs, ces angles et ces courbes qu’on devine encore ont vraiment existé, et finit par douter : mon pays a-t-il été autre chose que le rêve halluciné de ce chien mouillé, errant, égaré sous la pluie ?
Notes:
Texte paru dans le n° 268 de la revue Marginales (2007)
Work Index